Rue 89 et Un Autre Pérou
Faute d’avoir le temps d’écrire beaucoup en ce moment, je vous mets ici le lien vers un article de Rue 89 consacré à mon travail dans la jungle péruvienne auprès des producteurs de café. Un portait en demi-teinte comme je l’ai déjà souligné ici tant le Pérou est dur. Repousser ses limites, changer les choses, remettre du sens des combats de chaque jour. Mais toucher du doigt ces réalités, les faire connaître et changer ce qu’on peut c’est déjà beaucoup.
Au Pérou, un café bio pas très équitable
Ça commence comme un titre d’un roman de Vargas Llosa : « La “gringa” aux yeux bleus et le café bio ». Une jeune femme, Christelle Bittner, journaliste et blogueuse française, se plaît au Pérou. Elle pose ses valises dans un coin reculé de la selva Central, à Pichanaki. Une région que les Péruviens des montagnes, en mal de terres, sont venus coloniser et apprivoiser au milieu du siècle dernier.
Bravant la jungle, ils sont arrivés là avec leurs mules chargées de sucre et de sel. A coups de machette, ils ont déblayé la terre et ont fini par la rendre productive : ils ont réussi à faire pousser du maïs, du cacao, des agrumes, des bananes et du yucca pour se nourrir, et du café pour le vendre.
Lucía, productrice de café dans les années 60
Parmi les premiers colons, une femme, Lucía Cárdenas, crée le village Union Pucusani et une plantation de café de 100 hectares dans les années 1960.
Christelle est accueillie par cette famille. La jeune femme raconte :
« Ce sont des gens qui offrent tout alors qu’ils n’ont rien. Un paysage magnifique, sauvage, qu’eux appelaient leur “enfer vert”. Mais un enfer que les cultivateurs de café ont fini par aimer, au fil du temps. »
Pourtant, malgré cet attachement à la terre et au café, de nombreux cultivateurs commencent à quitter la selva (la forêt) pour « descendre » en ville : la culture du café bio (en Amérique latine on dit « organique ») est fragile : asperger la plante de produits chimiques est un geste plus facile puisqu’il permet d’augmenter la production (même si le chimique a un coût) ; ne pas l’asperger signifie faire la sélection à la main, produire moins et plus lentement.
Pour des questions économiques, la culture du café bio, à Union Pucusani, est donc essentiellement artisanale.
Le café bio, plus cher à produire et vendu au même prix
Le problème ? « Un café bio ou équitable, plus cher à produire, est vendu – c’est aberrant – au même prix que le café qu’on appelle “ conventionnel ”, cultivé avec des pesticides et des produits chimiques à tout va », explique Juan Carlos, petit-fils de Lucía qui s’est lancé dans la production du café bio.
Ce qui veut dire que le prix du café bio ne tient pas compte des efforts et de la qualité qu’assurent ses producteurs, contrairement au discours marketing que nous servent les grandes marques qui nous vendent de l’équitable en France, selon lequel « acheter un produit bio labellisé permet de consommer juste ».
Le discours marketing autour du bio, pas la réalité
En fait, assure Christelle Bittner, « cela ne change pas grand-chose, voire rien, pour le petit producteur en photo sur le paquet… » Quand la différence de revenu par kilo vendu est si insignifiante, les producteurs de café bio risquent fort de pencher vers une production plus facile, et donc plus chimique, qui ne se soucie ni des revenus du personnel, ni de la pollution des eaux et encore moins de la déforestation.
En d’autres termes, les producteurs bio finissent par quitter les coopératives équitables parce qu’ils ont besoin de gagner de l’argent rapidement, de l’argent liquide, pour payer l’école ou finir de construire leur maison. Ils ont tort sur le long terme, car si le prix du café chute (comme il l’a fait dans le passé), les coopératives offrent un prix plancher, assurant aux petits producteurs une certaine stabilité. Mais ont-ils vraiment le choix ?
L’idéal, d’après Christelle, serait de créer une coopérative propre qui puisse vendre directement aux acheteurs de café bio, sans passer par le club d’acheteurs de café conventionnel, qui fonctionnent comme une Bourse en imposant leurs prix au niveau le plus bas, forçant ainsi les agriculteurs à vendre au plus vite pour payer la main d’œuvre et rembourser les prêts bancaires.
Education et tourisme solidaire
Ce n’est pas forcément une question de volonté, c’est aussi un problème d’information et d’éducation. Juan-Carlos espère qu’un jour, les autres cultivateurs le regarderont comme un exemple, et changeront leur manière de traiter la terre en cessant de l’asperger de venin pour préserver la terre-mère. En attendant, il cultive bio parce qu’il adhère à cette philosophie. Mais qui va le suivre si la culture du café bio coûte plus cher et rapporte moins ?
Convaincue qu’elle peut aider à revaloriser cette culture traditionnelle du café à travers les aides au développement de cultures durables et équitables et les microcrédits, Christelle revient à Union Pucusani en mai 2010 avec un projet très réfléchi et complet : monter une ONG (organisation non-gouvernementale) qui devrait aider à l’éducation pour un développement durable dans la région à travers des programmes scolaires et lancer une formule de tourisme solidaire permettant de générer un revenu supplémentaire, de construire un système d’accès à l’eau et d’œuvrer à la reforestation.
Le projet est présenté sur un site qui recrute des volontaires dans des fermes organiques, et c’est un succès :
« Nous avons reçu 25 volontaires en 2010 qui ont participé à la construction d’une fosse à compost, à repeindre, à sensibiliser au tri des déchets, à planter des arbres… Mais nous attendons surtout des étudiants qui connaissent les questions hydrauliques, la construction de routes ou des ingénieurs agronomes, qui souhaitent véritablement travailler avec la communauté. »
Mais – parce qu’il y a un mais – écrire un projet et l’envoyer aux fondations et aux donateurs éventuels ne suffit plus pour les sensibiliser. Les réponses n’arrivent pas. Et produire du café bio dans un contexte de commerce équitable implique une série de contraintes financières que la petite ONG, seule, ne peut assumer, même avec la meilleure volonté du monde.
Pour faire du bio, il faut obtenir un certificat, un logo qui prouve la qualité du produit, ce qui veut dire que l’on fait appel à un ingénieur agronomique, à une banque pour obtenir un crédit… qu’il faut être patient et attendre trois années avant d’obtenir les logos pour lesquels il faut payer des « certificateurs ».
Or, le taux les plus bas proposé par Agrobanco (organisme public) pour entreprendre toutes ces démarches est de 19% ! ! Et les microcrédits coûtent 38% par an. De quoi vous planter tout de suite en somme… On est loin du micro-crédit qui sauve !
Acheter équitable ne suffit pas
Pour faire du bio, il faut changer les mentalités, enseigner une nouvelle approche de la nature, gérer les déchets, avoir accès à l’eau, replanter des arbres et non plus les couper, créer une serre… Produire équitable, prendre en compte le durable mais aussi l’humain, impliquerait l’ouverture d’un lieu d’accueil pour les enfants de moins de 6 ans, pour que leurs parents, souvent des saisonniers, puissent travailler tranquillement, au moment des récoltes (de février à juillet).
Produire bio finit par coûter cher. Il faut avoir les moyens d’investir. Et la communauté d’Union Pucusani ne les a pas.
Alors ? Christelle et Juan Carlos ne baissent pas les bras. Ils sont de ceux qui ont transformé leurs convictions en actions. Mais Christelle dit se sentir bien seule, aujourd’hui. Et elle se dit que « aller dans un magasin bio, s’auto-féliciter en achetant équitable, et penser que ce geste suffit pour tendre la main aux petits producteurs dont la photo figure au dos du paquet, ne suffit pas ! ».
Photos : Christelle Bittner.
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