Pour ceux qui ont suivi ces chroniques avec intérêt et pour ceux qui découvrent ce site, sachez que le même enthousiasme est désormais disponible en version papier.
Natural Guide Pérou aux Editions Viatao propose 500 pages d’adresses engagées: écologiques, responsables, solidaires, des itinéraires nouveaux, des péripéties le long des fleuves, des rencontres dans les champs de café, des nuits chez l’habitant au bord du Titicaca, des adresses pour ramener un bonnet péruvien équitable, des trks dans la jungle en compagnie de guides locaux… Bref un chapelet de belles aventures à vivre pour connaître un peu plus que la seule carte postale péruvienne et son éternel lama. Enquête et rédaction par l’auteure de ce blog.
Faute d’avoir le temps d’écrire beaucoup en ce moment, je vous mets ici le lien vers un article de Rue 89 consacré à mon travail dans la jungle péruvienne auprès des producteurs de café. Un portait en demi-teinte comme je l’ai déjà souligné ici tant le Pérou est dur. Repousser ses limites, changer les choses, remettre du sens des combats de chaque jour. Mais toucher du doigt ces réalités, les faire connaître et changer ce qu’on peut c’est déjà beaucoup.
Ça commence comme un titre d’un roman de Vargas Llosa : « La “gringa” aux yeux bleus et le café bio ». Une jeune femme, Christelle Bittner, journaliste et blogueuse française, se plaît au Pérou. Elle pose ses valises dans un coin reculé de la selva Central, à Pichanaki. Une région que les Péruviens des montagnes, en mal de terres, sont venus coloniser et apprivoiser au milieu du siècle dernier.
Bravant la jungle, ils sont arrivés là avec leurs mules chargées de sucre et de sel. A coups de machette, ils ont déblayé la terre et ont fini par la rendre productive : ils ont réussi à faire pousser du maïs, du cacao, des agrumes, des bananes et du yucca pour se nourrir, et du café pour le vendre.
Lucía, productrice de café dans les années 60
Parmi les premiers colons, une femme, Lucía Cárdenas, crée le village Union Pucusani et une plantation de café de 100 hectares dans les années 1960.
Christelle est accueillie par cette famille. La jeune femme raconte :
« Ce sont des gens qui offrent tout alors qu’ils n’ont rien. Un paysage magnifique, sauvage, qu’eux appelaient leur “enfer vert”. Mais un enfer que les cultivateurs de café ont fini par aimer, au fil du temps. »
Pourtant, malgré cet attachement à la terre et au café, de nombreux cultivateurs commencent à quitter la selva (la forêt) pour « descendre » en ville : la culture du café bio (en Amérique latine on dit « organique ») est fragile : asperger la plante de produits chimiques est un geste plus facile puisqu’il permet d’augmenter la production (même si le chimique a un coût) ; ne pas l’asperger signifie faire la sélection à la main, produire moins et plus lentement.
Pour des questions économiques, la culture du café bio, à Union Pucusani, est donc essentiellement artisanale.
Le café bio, plus cher à produire et vendu au même prix
Le problème ? « Un café bio ou équitable, plus cher à produire, est vendu – c’est aberrant – au même prix que le café qu’on appelle “ conventionnel ”, cultivé avec des pesticides et des produits chimiques à tout va », explique Juan Carlos, petit-fils de Lucía qui s’est lancé dans la production du café bio.
Ce qui veut dire que le prix du café bio ne tient pas compte des efforts et de la qualité qu’assurent ses producteurs, contrairement au discours marketing que nous servent les grandes marques qui nous vendent de l’équitable en France, selon lequel « acheter un produit bio labellisé permet de consommer juste ».
Le discours marketing autour du bio, pas la réalité
En fait, assure Christelle Bittner, « cela ne change pas grand-chose, voire rien, pour le petit producteur en photo sur le paquet… » Quand la différence de revenu par kilo vendu est si insignifiante, les producteurs de café bio risquent fort de pencher vers une production plus facile, et donc plus chimique, qui ne se soucie ni des revenus du personnel, ni de la pollution des eaux et encore moins de la déforestation.
En d’autres termes, les producteurs bio finissent par quitter les coopératives équitables parce qu’ils ont besoin de gagner de l’argent rapidement, de l’argent liquide, pour payer l’école ou finir de construire leur maison. Ils ont tort sur le long terme, car si le prix du café chute (comme il l’a fait dans le passé), les coopératives offrent un prix plancher, assurant aux petits producteurs une certaine stabilité. Mais ont-ils vraiment le choix ?
L’idéal, d’après Christelle, serait de créer une coopérative propre qui puisse vendre directement aux acheteurs de café bio, sans passer par le club d’acheteurs de café conventionnel, qui fonctionnent comme une Bourse en imposant leurs prix au niveau le plus bas, forçant ainsi les agriculteurs à vendre au plus vite pour payer la main d’œuvre et rembourser les prêts bancaires.
Education et tourisme solidaire
Ce n’est pas forcément une question de volonté, c’est aussi un problème d’information et d’éducation. Juan-Carlos espère qu’un jour, les autres cultivateurs le regarderont comme un exemple, et changeront leur manière de traiter la terre en cessant de l’asperger de venin pour préserver la terre-mère. En attendant, il cultive bio parce qu’il adhère à cette philosophie. Mais qui va le suivre si la culture du café bio coûte plus cher et rapporte moins ?
Convaincue qu’elle peut aider à revaloriser cette culture traditionnelle du café à travers les aides au développement de cultures durables et équitables et les microcrédits, Christelle revient à Union Pucusani en mai 2010 avec un projet très réfléchi et complet : monter une ONG (organisation non-gouvernementale) qui devrait aider à l’éducation pour un développement durable dans la région à travers des programmes scolaires et lancer une formule de tourisme solidaire permettant de générer un revenu supplémentaire, de construire un système d’accès à l’eau et d’œuvrer à la reforestation.
Le projet est présenté sur un site qui recrute des volontaires dans des fermes organiques, et c’est un succès :
« Nous avons reçu 25 volontaires en 2010 qui ont participé à la construction d’une fosse à compost, à repeindre, à sensibiliser au tri des déchets, à planter des arbres… Mais nous attendons surtout des étudiants qui connaissent les questions hydrauliques, la construction de routes ou des ingénieurs agronomes, qui souhaitent véritablement travailler avec la communauté. »
Mais – parce qu’il y a un mais – écrire un projet et l’envoyer aux fondations et aux donateurs éventuels ne suffit plus pour les sensibiliser. Les réponses n’arrivent pas. Et produire du café bio dans un contexte de commerce équitable implique une série de contraintes financières que la petite ONG, seule, ne peut assumer, même avec la meilleure volonté du monde.
Pour faire du bio, il faut obtenir un certificat, un logo qui prouve la qualité du produit, ce qui veut dire que l’on fait appel à un ingénieur agronomique, à une banque pour obtenir un crédit… qu’il faut être patient et attendre trois années avant d’obtenir les logos pour lesquels il faut payer des « certificateurs ».
Or, le taux les plus bas proposé par Agrobanco (organisme public) pour entreprendre toutes ces démarches est de 19% ! ! Et les microcrédits coûtent 38% par an. De quoi vous planter tout de suite en somme… On est loin du micro-crédit qui sauve !
Acheter équitable ne suffit pas
Pour faire du bio, il faut changer les mentalités, enseigner une nouvelle approche de la nature, gérer les déchets, avoir accès à l’eau, replanter des arbres et non plus les couper, créer une serre… Produire équitable, prendre en compte le durable mais aussi l’humain, impliquerait l’ouverture d’un lieu d’accueil pour les enfants de moins de 6 ans, pour que leurs parents, souvent des saisonniers, puissent travailler tranquillement, au moment des récoltes (de février à juillet).
Produire bio finit par coûter cher. Il faut avoir les moyens d’investir. Et la communauté d’Union Pucusani ne les a pas.
Alors ? Christelle et Juan Carlos ne baissent pas les bras. Ils sont de ceux qui ont transformé leurs convictions en actions. Mais Christelle dit se sentir bien seule, aujourd’hui. Et elle se dit que « aller dans un magasin bio, s’auto-féliciter en achetant équitable, et penser que ce geste suffit pour tendre la main aux petits producteurs dont la photo figure au dos du paquet, ne suffit pas ! ».
Si vous avez aimé la vidéo des péruviens qui éduquent les ploucs américains, ne manquez pas celle des vagues d’immigrés gringos qui débarquent sur les plages péruviennes pour profiter de la croissance économique ébouriffante. Retour à l’envoyeur!
Campagne par livinginperu.com, un site tout en anglais pour les touristes ou les récents immigrés donc.
Le Pérou fier de ses racines, de sa culture, de ses 1001 merveilles, ce n’est pas nouveau. Ici on est orgueilleux par nature et au coude à coude ave notre fameux chauvinisme français. Nouvelle preuve de cet engouement: la campagne Marca Peru. Une vidéo de 15 minutes filmée à Peru, Nebraska. Le pitch? Une bande de joyeux péruviens vient « péruaniser » des ploucs américains. Belle revanche.
Cette petite vidéo, visible en cliquant sur l’image, en dit beaucoup sur le Pérou d’aujourd’hui bien décidé à rayonner et sortir des clichés. Pour les non hispanophes, petit sous-titrage des merveilles péruviennes en ligne sur promotion.
1. La cuisine, l’incontournable péruvien, dont on semble ici persuader qu’elle rayonne à l’international. Papa à la Huancaina (une sauce un peu piquante, crémeuse à base de fromage), Yuca (une racine blanche apparentée à la pomme de terre), Ceviche (poisson cru cuit dans le citron)…
2. L’Inca Cola, la Coca Cola national, jaune fluo qui pétille en bouche comme un chewing-gum.
3. Le aji, petit piment qu’on sert ici partout sous forme de sauce et qui peut effectivement déclencher l’arrivée des pompiers.
4. Le Huayno, musique traditionnelle et folkorique des Andes: petite voix aigue, jupes gonflées et peines d’amour. Le lama est en option.
5. Le pisco, l’alcool fort d’ici, qu’on boit « sour’ avec un oeuf battu et de la limonada.
6. La playa!! Et oui le Pérou est au bord du Pacifique avec l’une des vagues les plus longues du monde et depuis peu on fait tout ici pour que les touristes ne viennent plus seulement pour le Macchu mais aussi pour les plages et la jungle.
7. Le Picaron, l’équivalent du donuts
8. La circulation apocalyptique, signature des grandes villes péruviennes où personne ne respecte rien.
9. La fiesta!! Ici avec les rythmes afro-péruviens du cajon, les épaules qui se trémoussent et les fesses qui se déhanchent. Les kermesses familiales et ses courses de hamster. Les vendeurs de rue qui habitent de leur voix portante jusqu’aux coins les plus reculés. Les plats qui fument dans la rue et embaument l’air. Au Pérou, la vie est dehors.
10. Le plat traditionnel par excellence, la Pachamanca où la viande cuit directement dans la terre. Un petit goût pour la déesse terre des Incas, la Pachamama. Et le mot pour s’en sortir toujours: Salud! Santé!
11. Un clin d’oeil à la fête nationale du Pérou, le 28 juillet.
12. Les tracteurs qui dessinent des lignes énigmatiques dans les champs de Maïs comme celles qu’on peut observer depuis le ciel de Nazca, au coeur du désert péruvien, leg mystique des civilisations anciennes.
13. Le « chuyo » ou ce qu’on appelle nous « bonnet péruvien », le must have touristique
14. Un gros clin d’oeil aux 10% de croissance économique récoltés cette année, de quoi piquer de jalousie les gringos en panne.
15. Et vu qu’on est en pleine croissance, ce sont nous les péruviens qui offrons aux gringos des bonnets, des lamas, des ponchos, des mantas, des tissus de la jungle. La générosité comme signature. Certains verront derrière ce clip un exemple émouvant de cofraternité. Sans être cynique j’y vois aussi une belle leçon d’enthousiasme, de volonté de conquête et de fierté. Et si c’était notre tour?
Lassés d’être spoliés ou oubliés, les péruviens ont choisi Ollanta Humala. Sans euphorie, ils attendent les premières décisions du nouveau président taxé de gauchisme. Eclairage avec un papier du Monde Diplomatique: un exemple qui explique que cette fois le souffle de la révolte n’ait pas faibli.
Depuis dimanche soir, Ollanta Humala est le nouveau président péruvien. Dans la Selva Central où je vis c’est bien Keiko qui est sortie première comme dans les zones de très grande pauvreté mais les Andes, le Sud et Lima ont permis à Ollanta de l’emporter. Candidat taxé de socialiste ou nationaliste, proche de Chavez, dit-on, il ne rassure pas les partisans du libéralisme péruvien. Le pays connaît une croissance forte et a réduit la pauvreté mais le modèle économique est bien celui du libéralisme à l’américaine qui laisse de côté les plus pauvres et délaisse le social. « La priorité de Humala est de partager la croissance, qui s’élevait à 8,7 % en 2010, dans un des pays les plus inégaux du monde. Au Pérou, la prospérité qui règne à Lima, sur la côte, pour une élite blanche n’a jamais concerné le pays de l’intérieur, des Andes ou de l’Amazonie, indien surtout, et spectaculairement sous-développé.« C’est un vote des exclus, des gens de la montagne et de la forêt amazonienne, des gens ‘cuivrés’ (les Indiens), qui se sentent en dehors de la répartition des richesses », a résumé Georges Lomné, directeur de l’Institut français des études andines à Lima », publiait Le Monde ce lundi.
Revanche? Rétablissement d’un équilibre? Espoir fou que le politique puisse raisonner l’économique? Les péruviens ont fait un choix courageux qui fait trembler la bourse. Pas d’euphorie générale ici, ni d’espoirs fous, les habitants attendent de voir sceptiques sur les politiques, échaudés par des gouvernements sans continuité politique et corrompus. Ici, tout se conquiert de haute lutte. « Personne ne fait jamais grand chose pour nous. On continue de bosser et on attend de voir » semble penser la grande majorité.
Un éclairage pertinent sur ce vote avec le papier qui suit, paru dans Le Monde Diplomatique. L’histoire d’une mine chinoise au Pérou qui pille le sol, souille le village et ne profite que très peu aux péruviens eux-mêmes. Cet exemple n’est pas le seul. Et est sûrement une des raisons du vote Humala. Ici on dit souvent du Pérou qu’il est « un mendiant assis sur un banc d’or ». Les péruviens aimeraient commencer enfin à profiter de leurs richesses par eux-mêmes. A vous de jouer Mr Humala.
Le 5 juin, M. Ollanta Humala a remporté le scrutin présidentiel péruvien avec 51,6 % des votes, contre 48,4 % pour son adversaire, Mme Keiko Fujimori.
La nouvelle a provoqué la plus forte chute de la Bourse de Lima depuis sa création (12,51 %) : lors du précédent scrutin, en 2006, M. Humala n’avait-il pas affiché sa proximité avec le président vénézuélien, M. Hugo Chávez ? « Une erreur », n’a-t-il pourtant eu de cesse de répéter au cours de la campagne 2011, préférant se réclamer de l’ancien président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, mieux vu des marchés financiers.
Après avoir assuré qu’un second tour entre Mme Fujimori et M. Humala imposait aux Péruviens de choisir « entre le cancer et le sida », l’intellectuel libéral Mario Vargas Llosa – prix Nobel de littérature 2011 – a apporté son soutien au candidat de gauche, suivi par une partie de la bourgeoisie. C’est que Mme Fujimori n’est autre que la fille de l’ancien président Alberto Fujimori. Au pouvoir entre 1990 et 2000, celui-ci purge actuellement une peine de vingt-cinq ans de prison pour corruption et violations des droits humains. Voter pour une candidate dont l’un des objectifs était de réhabiliter son père « reviendrait à légitimer la pire dictature dont nous ayons souffert au cours de notre longue histoire républicaine », a justifié M. Vargas Llosa.
L’une des propositions les plus populaires de M. Humala consiste à accroître l’impôt sur la rente minière, gonflée par la hausse des cours : si l’économie péruvienne a cru de 8,3 % en 2010 et la pauvreté chuté de 54 % à 35 % en dixans, les inégalités demeurent criantes. Directement concernées, les entreprises chinoises qui, comme le montre ce reportage, ont depuis quelques années propulsé les produits miniers au premier rang des exportations du pays.
Par Philippe Revelli
« Il n’y a pas si longtemps, la Chine était encore considérée par nombre de travailleurs comme faisant partie du camp socialiste,rappelle M. Juan Carlos Vargas, président du PLADES, une organisation non gouvernementale (ONG) d’appui au mouvement syndical, et la reprise de Hierro Peru par une entreprise chinoise avait provoqué chez les mineurs de grandes espérances. » Aujourd’hui, de part et d’autre des rues envahies par le sable, des logements aux couleurs passées tombent peu à peu en ruine. Beaucoup sont vides, certains murés, donnant de San Juan Marcona l’image d’un rêve évanoui.
Longtemps simple hameau de pêcheur, perdu entre désert et océan à quelque cinq cents kilomètres au sud de Lima, San Juan Marcona devient un campement minier en 1953, avec l’arrivée d’une compagnie nord-américaine venue exploiter les gisements de fer de la région. Nationalisée en 1975 par le gouvernement du général Juan Velasco Alvarado, la Marcona Mining Compagny est alors rebaptisée Hierro Peru (1).
Au début des années 1990, l’élection de M. Alberto Fujimori ouvre, comme ailleurs en Amérique latine, une ère de privatisations massives.El Chino (« le Chinois »), comme on surnomme le nouveau président, met alors l’accent sur le resserrement des relations économiques avec l’Asie. Le Japon, bien sûr, dont sa famille est originaire, mais aussi la Chine. Entre 1991 et 1995, il se rend quatre fois à Pékin et, en 1994, les deux pays signent une convention sur la promotion et la protection réciproque des investissements. Comparées aux multinationales occidentales, les entreprises chinoises ne bénéficient que très marginalement du processus de cette « ouverture ». Le rachat, en 1992, de Hierro Peru par Shougang Corporation constitua de loin la plus importante opération réalisée dans ce cadre par les Chinois.
Conduite sous la houlette du ministre du commerce, M. Victor Joy Way – lui-même d’origine chinoise et actuellement emprisonné pour son implication dans plusieurs affaires de corruption –, la privatisation de Hierro Peru au profit de Shougang se révélera, mais un peu tard,« bourrée d’irrégularités et répondant à des intérêts privés n’ayant rien à voir avec ceux de l’état » (2). Au point de faire l’objet, en 2001, d’une enquête de la commission des délits économiques et financiers du Congrès péruvien. Elle apparaît pourtant au premier abord comme une bonne affaire pour le Pérou, les Chinois s’engageant à investir 270 millions de dollars pour moderniser l’entreprise.
« Nous n’avons pas tardé à déchanter », explique M. Julio Ortiz, secrétaire du syndicat des mineurs de Marcona. Certes, à la différence de ce qui se passe dans nombre de pays africains, les Péruviens ne voient pas débarquer d’importants contingents de travailleurs chinois venus occuper des emplois convoités par les « nationaux ». Si elle embauche, la Shougang n’en respecte pas pour autant tous ses engagements :« Une infime partie des investissements promis ont été effectivement réalisés, observe M. Ortiz, et nous avons continué à travailler sur des équipements obsolètes datant parfois de l’époque des Américains. Des conditions de travail désastreuses sont à l’origine d’un nombre anormalement élevé de graves accidents du travail. »
Pas moins que les sociétés occidentales, la compagnie fait systématiquement appel aux sociétés prestataires de main-d’œuvre, qui emploient souvent d’anciens mineurs licenciés par Shougang. Sur les quelque deux mille travailleurs, moins de la moitié sont directement salariés par l’entreprise. Enfin, dans les rapports de la direction avec le syndicat, autrefois à la tête d’un véritable bastion, « c’est un bras de fer permanent ! Chaque révision des accords salariaux ou de la convention collective débouche sur une grève – plus d’une par an, en moyenne, au cours de la dernière décennie – et, malgré tout, nos salaires restent inférieurs à ceux des autres entreprises minières ».
Les relations avec la municipalité ne sont pas meilleures. « Les vagues de licenciements successives ont constitué une hémorragie et la ville a perdu près de la moitié de sa population, le parc de logements appartenant à l’entreprise n’a jamais été rénové, les rejets polluants affectent gravement l’environnement marin et les conditions de vie des pêcheurs, énumère M. Rodolfo Purizaca, adjoint au maire. Marcona est devenu une enclave chinoise ! », conclut-il. Aux quatre coins de la ville comme aux alentours de celle-ci, des panneaux « Concession Shougang Hierro Peru » – marquent le territoire.
Contrevenant aux termes de l’accord de privatisation, la société refuse de rétrocéder à la municipalité la gestion de l’eau : ses cadres – chinois pour la plupart – sont approvisionnés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais le reste de la population n’a accès au précieux liquide que quelques heures par jour. Shougang Generation Electrica, l’une des nombreuses filiales du groupe, alimente d’abord les installations de l’entreprise puis, accessoirement, la ville. Les navires d’Agnav, une autre filiale du groupe, abordent au môle privé de la compagnie et assurent le transport du minerai vers la Chine et les usines sidérurgiques de la Shougang Corporation.
« Les Chinois s’opposent à tout ce qui pourrait remettre en cause leur hégémonie sur le territoire de la commune, affirme M. Puricaza. Qu’il s’agisse de la construction d’un important terminal portuaire, de l’implantation d’une entreprise pétrochimique ou de projets d’aménagement urbain. » Ainsi, en septembre dernier, la compagnie mettait-elle son veto au démarrage des travaux de construction d’un nouveau quartier dont l’emplacement recoupait une concession minière jamais exploitée. Le maire et ses administrés se retrouvaient alors face aux vigiles de l’entreprise épaulés par une centaine de policiers : la situation dégénérait en affrontements violents. « Le projet avait pourtant été approuvé par décret d’Etat », souligne M. Puricaza.
Directeur de l’édition péruvienne du magazine China Today, M. Meng Kexin est plus accessible que les dirigeants des entreprises chinoises (lesquels n’ont pas souhaité répondre à nos questions). Quand on évoque le comportement de la compagnie devant lui, il ne nie pas, il tempère : « Il n’y a pas si longtemps que les entreprises chinoises s’ouvrent sur le monde, elles apprennent peu à peu. » Et concède toutefois : « Shougang, ce serait un peu la vieille école, et Chinalco la nouvelle génération… »
En 2001, la Chine a intégré l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et annoncé son intention de promouvoir une nouvelle expansion de ses investissements au-delà des frontières nationales. Au Pérou, cela se traduit par ce que les économistes Cynthia Sanborn et Victor Torres (3) qualifient de « seconde vague d’investissements chinois » – la première correspondant notamment au rachat de Hierro Peru par Shougang, dans la première moitié des années 1990.
En quelques années, le volume des échanges commerciaux entre les deux pays s’envole pour passer de 231 millions de dollars en 1993 à 7,8 milliards en 2008 – avec un solde positif pour le Pérou, qui exporte vers la Chine près de trois fois plus qu’il n’importe. Or, si ces montants ne pèsent guère à l’échelle de l’économie chinoise – le Pérou représente 0,4 % de ses importations et 0,1 % de ses exportations –, il n’en est pas de même pour Lima. L’empire du Milieu s’est aujourd’hui hissé au rang de deuxième partenaire commercial du pays, après les Etats-Unis.
En 2008, la Chine représente 15 % des échanges commerciaux du pays : elle importe 50 % des produits de la pêche et 41,9 % des produits de l’exploitation forestière péruvienne. Mais le secteur minier continue de se tailler la part du lion. Pour alimenter une croissance à deux chiffres – et bien qu’elle fasse partie des principaux producteurs mondiaux de ressources minérales –, la Chine doit en effet s’assurer l’accès à de nouvelles sources d’approvisionnement. Résultat : 99,9 % des investissements directs étrangers (IDE) de la Chine au Pérou se concentrent dans le secteur minier.
La stratégie de ses entreprises n’est toujours pas celle de la spéculation, au contraire. « Les investissements des entreprises chinoises obéissent à une stratégie à long terme pilotée depuis Pékin, analyse José de Echave, directeur de l’ONG CooperAcción. En retour, le gouvernement et les banques chinoises soutiennent leurs entreprises, leur permettant de s’engager dans des projets lourds sans être soumises à la pression d’actionnaires privés soucieux de rentabilité immédiate. »
Le projet d’exploitation des gisements de cuivre du mont Torromocho par la multinationale chinoise Chinalco est à cet égard emblématique. La Chinese Aluminium Corporation (société d’aluminium chinoise, Chinalco) est une entreprise d’Etat. Deuxième producteur mondial d’aluminium, le groupe investit dans une douzaine de pays, possède 9 % des actions de l’anglo-australienne Rio Tinto – la troisième plus importante compagnie minière du globe –, se veut un fleuron de l’industrie chinoise et a été plusieurs fois distinguée pour son comportement responsable en matière de gestion environnementale et sociale. En 2007, Chinalco est devenu propriétaire des concessions du site de Toromocho, dans le département de Junin, en rachetant la société minière canadienne Peru Copper. Les réserves de cuivre du mont Toromocho (4 600 mètres d’altitude) sont connues de longue date et estimées à quelque deux milliards de tonnes. Elles n’ont pourtant jamais été exploitées en raison, d’une part, de la faible teneur en cuivre du minerai et, d’autre part, du coût et de la difficulté à mettre en œuvre un projet qui exige le déplacement des cinq mille habitants de la petite ville de Morococha.
Sols rongés, noircis par les émanations acides, atmosphère, lacs et cours d’eau contaminés… Située dans une région de longue tradition minière (4), la commune de Morococha en porte les stigmates. Les concessions des différentes compagnies couvrent 97,7 % du territoire de la municipalité. Mais « nous vivons de la mine, reconnaît le maire, M. Martial Salomé Ponce, et lors de la consultation préliminaire sur le projet Chinalco, nous avons accepté le principe d’un transfert de la ville ». D’autant que les Chinois promettent l’attribution de nombreux emplois aux « locaux » et annoncent la construction d’une agglomération équipée de tous les services – eau, écoles, hôpital. Coût prévu de l’opération : environ 50 millions de dollars, une bagatelle en comparaison des 2,2 milliards que Chinalco envisage d’investir dans ce projet.
Mais les relations entre la compagnie et les habitants se détériorent rapidement. Les maisons modèles exposées par Chinalco sont jugées trop petites et les indemnisations insuffisantes ; les premiers emplois créés sont attribués à des travailleurs venus d’autres provinces, parfois du Chili ; l’emplacement choisi pour la construction de la nouvelle ville – une zone inondable située en aval du barrage où seront stockés les déchets de l’exploitation minière – n’a pas convaincu…
Face à la fronde des habitants, les cadres chinois de l’entreprise jouent les abonnés absents : « Aucun n’est venu discuter face à face avec la population, et je ne les ai moi-même jamais rencontrés », se plaint le maire. Au dialogue, Chinalco préfère parfois d’autres méthodes : « J’ai reçu des menaces de mort sur mon portable », affirme Mme Doña Marta Curacachi, présidente de l’Association des femmes de Morococha.
S’ils insistent pour avoir leur mot à dire, les habitants de Morococha ne songent cependant pas à remettre en cause le projet lui-même. Il n’en va pas de même à Huancabamba, dans le département de Piura, dans le nord du pays, où le groupe minier Zijin a racheté la compagnie britannique Monterrico Metals et projette l’exploitation à ciel ouvert des gisements de cuivre de Rio Blanco.
Dans cette région, frontalière de l’Equateur et qu’on appelle les Andes vertes, l’opposition d’une population majoritairement rurale à l’industrie minière est bien antérieure à l’arrivée des Chinois. « Le Rio Marañon, l’un des principaux affluents de l’Amazone, et d’autres cours d’eau, qui irriguent le département de Piura, prennent leur source dans nos montagnes, explique M. Benito Guarniza, président de la communauté rurale de Segunda y Cajas. Celles-ci recèlent une extraordinaire biodiversité mais ce sont des écosystèmes fragiles,continue-t-il. Les dommages causés par l’exploitation minière à grande échelle seraient considérables, notre mode de vie et les fondements de notre culture en seraient affectés. »
C’est ainsi qu’en 2003, quand le gouvernement péruvien concède à Monterrico Metals les gisements de Rio Blanco, les communautés rurales de Huancabamba, Ayacaba et El Carmen de la Frontera protestent, alléguant que ces terres leur appartiennent et que les habitants n’ont pas été consultés. Soutenu par diverses ONG péruviennes et internationales, le mouvement prend de l’ampleur et, en dépit d’une répression brutale, se structure sous la bannière d’un Front pour le développement durable de la frontière nord du Pérou (FDSFNP). Paradoxalement, c’est cette situation conflictuelle qui, en 2007, permet au consortium chinois, seul à répondre à l’appel d’offres, d’acquérir Monterrico Metals à un prix très inférieur à sa valeur estimée.
A Huancabamba, la nouvelle est accueillie avec inquiétude. D’autant que Zijin arrive précédé d’une réputation exécrable : dans la province de Guizhou, les digues d’un de ses barrages de stockage de déchets ont rompu, libérant deux cent mille mètres cubes de boue ; dans le Yunnan, des affrontements violents se sont produits avec des paysans qui résistaient à l’expropriation et, en Chine – pourtant peu connue pour sa sévérité sur la question –, l’entreprise a déjà été condamnée.
Le 16 septembre 2007, les opposants au projet organisent un référendum populaire dans les communautés rurales de Huancabamba et d’Ayabaca. Avec 97,7 % d’opposition à la mise en œuvre du projet minier, le résultat est sans appel. Mais la Chine absorbe aujourd’hui le tiers de la production mondiale des métaux de base et, depuis quelques années, cette boulimie contribue à faire monter en flèche les cours des produits miniers, dopant l’économie péruvienne dont le sous-sol regorge de ressources minérales. Une manne dont ni les élites financières ni le gouvernement ne songent à se priver.
Au contraire ! Par l’intermédiaire d’une de ses filiales – Agropecuaria Las Huaringas SA –, le groupe Romero, le plus puissant des groupes financiers péruviens, est devenu actionnaire du consortium emmené par Zijin et s’implique activement sur le terrain, finançant une radio et une fondation favorables au projet minier. Quant au président Alan García, en mars 2008, à l’occasion d’un voyage officiel en Chine, il a rencontré les dirigeants de Zijin et les a assurés de son soutien au projet Rio Blanco (5).
Doit-on y voir une manifestation de ce soutien ? Le 2 décembre 2009, la police ouvre le feu sur les paysans de Segunda y Cajas, faisant deux morts et plusieurs blessés. « En 2005, lors d’une marche pacifique, vingt-neuf personnes avaient été détenues et torturées pendant trois jours dans le campement minier de Monterrico Metals et, quelques mois plus tard, un leader communautaire avait été assassiné, rappelle José de Echave. A l’époque, poursuit-il, ces faits avaient trouvé un écho dans le pays d’origine de l’entreprise, l’organisation Les amis de la Terre avait interpellé publiquement les principaux actionnaires de l’entreprise, notamment Lehman Brothers, et fait appel à un cabinet d’avocats britannique qui avait saisi la justice, obtenant le gel d’une partie des avoirs bancaires de Monterrico Metals. Il est devenu beaucoup plus difficile aujourd’hui d’envisager un recours devant les tribunaux chinois. Et pour ce qui est de trouver des relais au sein de la société civile de ce pays… »
A Huancabamba cependant, communautés paysannes et écologistes ne désarment pas. En octobre dernier, M. Ramiro Ibañez a été élu maire de la ville à l’issue d’une campagne axée autour du mot d’ordre : « Oui à l’agriculture, non à la mine ! » Il n’est pas seul : lors des récentes élections régionales et municipales, les départements de Piura et Cajamarca (6) se sont dotés de dirigeants connus pour leur position critique à l’égard du « tout minier », tandis qu’à San Juan Marcona et Morococha les maires sortants ont été réélus. Ces derniers, tout comme M. Ibañez, affirment que d’autres candidats, plus favorables aux compagnies minières, ont bénéficié des largesses des Chinois. Mais il semble bien que ces ingérences soient d’abord le fait de leurs alliés locaux. Plutôt que de s’impliquer directement, les Chinois préfèrent déléguer au gouvernement péruvien le soin de gérer les problèmes soulevés par leur présence.
Les propos de M. Salomon Lerner, président-directeur général d’une entreprise de transport aérien, vont dans le même sens : « Nous sommes très conscients que les Chinois ne respectent pas les règles commerciales et pratiquent le dumping, estime-t-il. Mais, à la différence des Etats-Unis qui veulent imposer leur système – de valeurs et de libre marché –, les Chinois ne font pas de prosélytisme, n’ont pas de visée hégémonique, ils s’adaptent. »« Sans états d’âme,ajoute M. Javier Diez Canseco, dirigeant du Parti socialiste, et là où ils trouvent un gouvernement faible, qui les laisse faire, ils en profitent… »Quant à M. Meng Kexin, il se contente de déclarer : « Nous avons opté pour l’économie marché, nous faisons du commerce, pas de la politique. »
Philippe Revelli
Journaliste et photographe. Une série de photographies prises lors de ce reportage sont visibles sur son site Internet.
(1) Bastion du mouvement ouvrier péruvien, elle continue d’honorer Saul Cantoral, leader syndicaliste assassiné en 1989, dont le portrait trône au siège du syndicat des mineurs.
(2) Jorge Manco Zaconetti, « Hierro Peru, una privatizacion anormal del estado peruano al estado chino », Revista de la Facultad de Ciencias economicas de la Universidad nacional mayor de San Marcos, n° 22, Lima, juillet 2003.
(3) Cynthia Sanborn et Victor Torres, « La economía china y las industrias extractivas : desafíos para el Perú », CooperAcción / Universidad el Pacifico, Lima, octobre 2009.
(4) A une vingtaine de kilomètres de Morococha, La Oroya a la triste réputation d’être la ville la plus polluée du monde.
(6) Dans ce département, les conflits entre paysans et compagnie minière sont nombreux et anciens – lire « Révolte globale contre un géant minier », Le Monde diplomatique, octobre 2010 –, et l’arrivée annoncée de la multinationale chinoise Minmetal Corp. ne devrait pas arranger les choses.
Comment dit-on « comique de l’absurde » en espagnol j’avoue que je n’en sais rien, mais, depuis un mois que je suis à nouveau plongée dans mon Autre Pérou, l’expression m’a souvent titillée. Pas de longs dicours mais du concret : la preuve en 4 histoires courtes.
Acte 1. Pichanaki. Cette petite ville de la Selva Central regroupe peu à peu des services administratifs censés rayonner dans tous les petits villages alentours qui se dédient avant tout à la culture du café et des arbres fruitiers. Héritage du fujimorisme et de sa politique sociale, chaque village a son école de une ou plusieurs classes. Dans celle de Union Pucusani, le petit village où je travaille avec notre ONG, 30 élèves, une seule prof. Mais comme il ne sera pas dit que ces villages isolés seront oubliés de la civilisation, la prof m’annonçait récemment qu’ils avaient reçu 30 mini-ordinateurs portables du programme « una laptop para cada nino » pour initier les élèves à l’ère informatique moderne. Seul hic, le village n’a pas l’électricité. Il fait partie d’un projet depuis plusieurs années pour lequel chaque habitant a dû payer une contribution et les choses en sont restées là, bloquées par quelques mistères de l’administration péruvienne. Donc jusqu’à présent les 30 ordinateurs sont stockés en ville dans des cartons. Et parfois, la prof pratique le clavier avec ses élèves.
Comme le gouvernement a fini par s’apercevoir de l’absurdité d’avoir des ordinateurs dans des zones sans éléctricité, chaque professeur peut adresser une demande pour recevoir des panneaux solaires qui rémedieront au problème. Lundi dernier, il m’a été donné de voir ces merveilles. Côté face, un petit panneau qui permet de fournir de l’énergie pour deux ordis, parfait. Côté pile, suprise : les panneaux ont une prise qui rechargent directement les ordinateurs et rien d’autre. Pas de batterie, pas de transformateur. Le gouvernement envisage donc de faire parvenir 15 panneaux solaires, à peu près 200 soles, 50 euros, pour chaque panneau juste pour ces ordinateurs. Le soir, à l’heure des devoirs, on en restera à la bougie. Pourquoi ne pas avoir doté les écoles d’un ordi pour deux élèves et sauvergarder le reste pour fournir un accès à un éléctricité durable qui profiterait au village la nuit tombée ? Mystère. Ici on règle les choses les unes après les autres ans vision d’ensemble et communication entre les différentes parties. Vous avez dit gaspillage ?
Acte 2. Betania. Une communauté native au bord du Rio Tambo, 5 heures de bateau la relie au reste du monde. Ici les gens aspirent à un peu plus de modernité et surtout à des voies d’accès mais préservent leur culture et veillent sur leur communauté organisée de façon démocratique. Reste que les mentalités évoluent petit à petit. Un matin, je me pose au magasin du coin pour discuter avec son propriétaire, 53 ans, 4 enfants. Comme d’habitude quand il s’agit de la rencontre avec le Blanc on en vient très vite à parler de nos sociétés tant libérales où tous couchent avec tous et se roulent dans le foutre à longueur de journée. Je tempère rappelant que chez nous aussi il y a des règles, une éthique et des promesses qu’on respecte. Et surtout chez nous il ya un miracle : l’éducation sexuelle et les moyens de se protéger : préservatif, pilule.
Ici, le mot « pilule » provoque des bouffées d’angoisse. Sans médecin à la route qui va veiller à la santé des jeunes filles qui la prendraient, en plus elle donne le cancer. Souvent la contraception est injectée sous forme de piqûre pour plusieurs mois, de fortes doses d’hormones qui ont radicalement vacciné les péruviens contre toute contraception. Alors ? Alors on prend le calendrier, on compte les jours et, le reste, on prie. Evidemment c’est à la fille de faire ses calculs, les hommes n’ont rien à voir là dedans. Comme dirait mon nativo « oui mais aussi si les filles ne disent pas qu’en ce moment elles ne peuvent pas, non on ne peut pas le savoir… » Comment lui faire comprendre que le « moment » pour une fille est assez aléatoire ? Bilan de cette politique calendaire, beaucoup de très jeunes fille se retrouvent enceinte. L’avortement est interdit. L’enfant est un cadeau de dieu. Les grands-parents l’éleveront. Problème réglé.
C’est d’ailleurs ce qui est arrivé au jeune fils du nativo. Parti étudieer à Lima, il est tombé dans les filets d’une séductrice qui n’a pas encore terminé le lycée et qui s’est emmêlée dans le calendrier. Il est donc père mais ne subvient pas aux besoins de son enfant car il faut bien qu’il étudie, lui. Je me montre un peu choquée et souligne combien c’est facile. On tourne en rond chacun campé derrière ses positions. Et je me risque à cette question. « Et ton fils il étudie quoi ? » « La théologie. Il veut devenir pasteur. » CQFD.
Acte 3. Union Pucusani. Les villages de plantation de café sont difficiles d’accès. Sans camionnettes ou 4×4 point de salut. Certains roulent avec tous les papiers, la roue de secours, le krick et l’extincteur de rigueur, parés pour l’aventure. D’autres improvisent, la majorité. Avant hier soir, 17h, gros trou dans la route, on y laisse une roue qui explose littéralement. Rien pour la démonter, pas de roue de secours. Il faut laisser deux personnes pour veiller sur la précieuse Jeep et envoyer un émissaire en ville, à presque une heure de camionnettes chercher les secours. La nuit tombe, le froid s’isinue. 20h30 on a enfin tout récupéré et on procède au changement de la roue à la lueur de la lampe de poche. Il fait froid et faim. On se croirait dans les stands de Formule 1 et l’équipe bat des records. On a une roue toute neuve, enfin nous allons repartir. Oups, il fait nuir noire et la Jeep n’a plus de phare depuis plus de trois mois, pas eu le temps de s’en occuper. Alors ? Figurez vous qu’il est parfaitement possible de positionner deux personnes pimpantes à l’arrière de ladite automobile équipée chacune d’une lampe torche et de franchir les 5 kilomètres restant avec ces phares improvisés. Ici on dit souvent que au lieu de chercher des problèmes, il faut trouver une solution, à court terme il va de soit. Mission réussie. Absurde peut-être pas, extrême assurément.
Acte 4. Dimanche 5 juin, jour du deuxième tour de l’élection présidentielle péruvienne. En liste, Ollanta Humala, candidat nationaliste, ancier militaire, un petit capoté franc-tireur qui fait frisonner les cotules-cravates liméniens sur l’avenir de l’économie. En face, Keiko Fujimori, fille du dictateur au pouvoir dans les années 90 qui a mis fin au terrorisme, développer une politique sociale poujadiste, et fait de sérieuses entorses à la démocratie soldées par une condamnation à 25 ans d’emprisonnement. Sa fille a étudié aux Etats-Unis, gère une firme fructueuse et a un budget pub fracassant, on ne voit qu’elle. Les deux sont des candidats du peuple et des petits et les libéraux péruviens mettront leur bulletin dans l’urne avec autant de ferveur que les français quand ils ont dû voter pour la réelection de Chirac face à Le Pen.
Sauf qu’ici le vote est obligatoire. Si on ne se présente pas, on hérite d’une amende. Et pour être sûr que tout le monde soit frais et dispo, la veille c’est « ley seca » : toutes les boîtes, bars, magasins sont fermés ou ouverts mais avec interdiction absolue de vendre de l’alcool.
Le montant de ladite amende dépend des départements : de 18 à 80 soles selon le degrè de pauvreté. Mais le système atteint vite ses limites. Par exemple, une personne vivant à Pichanaki et devant se rendre à Lima paiera plus de 100 soles l’aller-retour car les bus doublent leurs prix pour inciter au vote… Et même le nativo qui doit payer son essence et venir voter dans la plus grande des communautés en bateau risque d’y être perdant. Deuxième problème, les amendes sont à régler auprès de la Banque de la Nacion. Faut-il encore avoir recours au système bancaire pour des paiements et transactions pour qu’on vous retrouve. Troisièe mystère, un ami résolument engagé dans la société n’a pas voté depuis 6 ans, il est chaque fois déclaré votant et même « membro de messa » c’est à dire comptabilisant les votes.
On connaîtra les résultats définitfs de l’élection près d’une semaine plus tard, le temps de dépouiller les urnes des territoires éloignés et de recompter ceux qui font l’objet de suspicions de fraude. D’après l’écho de la rue, le résultat sera serré. Les jeunes sont pour Ollanta mais beaucoup ne votent pas. Les raisonnables sont pour Keiko. Les isolés ne savent pas trop. Je pronostique Keiko même si elle n’a pas les faveurs de mon cœur. Mais que ce soit l’un ou l’autre, tous pensent ici que ça ne changera pas grand chose et que le Pérou a encore de beaux jours absurdes devant lui.
Tant de jours sans écrire, il fallait forcément un retour en force et quoi de mieux que de jolies filles, des paires de fesses et des ragots pour éveiller l’attention des lecteurs endormis?
Mais attention il n’est pas question ici que d’allécher vos plus bas instincts en exposant ce que gâchent les mamitas de la sierra sous leurs piles de jupes, mais bien, et comme toujours d’une analyse sociologique de la plus haute pertinence. Ces quatre donzelles sont les sirènes de la Cataracta Bayoz, un lieu touristique de la Selva Central. Quatre jeunes filles qui sont entrées en micro maillot, poussant de petits gémissements fouettées par l’eau froide et prenant des poses ultra suggestives pour entrer dans la postérité des calendriers. Quatre minettes de Lima étudiantes en « aviation commerciale » venues là avec leur classe en week-end de promo. Quatre petits chanceuses qui profitent de la vie et ses expériences, allumeuses, séductrices, un peu évanescentes aussi quand il s’agit de conclure comme beaucoup de filles d’ici. L’écume d’une génération choyée, filles de la classe moyenne émergente, fan de mode, de musique, postant des coeurs partout et écoutant des balades en anglais.
Je suis revenue au Pérou comme au coeur de la tempête après quelques semaines sur une île de plus en plus privée qu’on appelle la France. Ici c’est la fin de la récolte du café, des gars aux bras musclés soulèvent des sacs et des sacs à n’en plus finir, les cours de la bourse jouent avec les nerfs des petits producteurs, la ville n’est plus qu’un nuage de poussière perdue entre les allées et retours des camionnettes. Les partisans de Keiko redressent la barre et inondent les rues, les radios, les télés de campagnes de pub pour que la fille du dictateur accède à la présidence ce 5 juin. Economiquement plus rassurante, elle a toutes ses chances. Avec Humala, le candidat adverse, ils sont tout de même la preuve que le Pérou est écartelé entres ses pauvres oubliés et ses exemples de plaisir et réussite que sont nos minettes liméniennes. Cette fois les plus pauvres et les intellos « gauchistes » ont voté et sanctionnés.
Le Pérou bouge et change à 100 à l’heure. Effervescent de tous côtés. Et se détachant chaque jour un peu plus à mes yeux de la carte postale des lamas et ponchos qui survivent encore dans quelques communautés andines. Le Pérou d’aujourd’hui a aussi des dents blanches, un sourire aguicheur, des fesses bien formées, un esprit mutin… Même si il n’est pas encore la majorité il se pourrait bien que ce soit avec ces filles éprises de la société de consommation et des clichés de magazine que se dessine son futur. Entre traditions et modernité.
Je reprends ici copie d’un article signé Damien Glez et découvert sur slateafrique.com. Je publie peu en ce moment, « de retour au pays » comme dirait Damien, je ne suis pas d’accord sur tout mais ça a le mérite de soulever un débat. On débat bien à tour de bras sur les immigrés en France. Pourquoi pas l’inverse?
Il y a migrant et migrant. L’Ivoirien vivant en France est un «immigré» qu’on regarde volontiers de travers. Le Français vivant en Côte d’Ivoire est un «expatrié», terme plus ronflant —ou plus exactement un «expat’». L’immigré, même s’il s’est résigné à être sans-papiers, a sué de longues heures, sous le soleil, devant un consulat de France tropical. L’expat’ a obtenu d’un battement de cils —voire d’un coup de fil— son visa pour le même soleil. Selon les sources, entre 80.000 et 200.000 Ivoiriens vivraient en France. 13.000 Français sont enregistrés auprès du consulat français de Côte d’Ivoire.
A quelques exceptions prêt, l’expat’ est financièrement très à l’aise, parfois titulaire d’un contrat de travail international qui ajoute à une rémunération de base juteuse des indemnités destinées, sans doute, à calmer ses coups de soleil. Vive la dévaluation du franc CFA, monnaie vassale arrimée à l’euro roi! Les CFA de l’immigré à Paris ne lui sont, par contre, pas d’un grand secours. Pour un café sur une terrasse parisienne, il lui faudra débourser le prix de vingt plats d’attiéké de la célèbre rue Princesse d’Abidjan. Un café —ironie du sort— peut-être cultivé en Côte d’Ivoire…
Comme par miracle, à Abidjan, le niveau de vie d’un gendarme français sans grade dépasse celui d’un officier ivoirien. Protégé par les vitres fumées de son véhicule, sans quitter la «chaîne du froid» de la climatisation, le Français peut aller tranquillement acheter son munster hors de prix, ses endives importées et sa Veuve Clicquot à la température idoine.
«Et alors?», rétorquera l’expat’. L’immigré à Paris est prioritairement technicien de surface quand l’expatrié est souvent technologue d’une multinationale. D’ailleurs, l’Européen d’Afrique semble toujours expert de quelque chose. Qui a vu un blanc manutentionnaire sur le continent noir?
L’expat’ a ses propres écoles (les lycées français) qui ne trouvent pas incongru de respecter un programme spécifique de jours fériés, 11 novembre inclus, convoquant parfois les élèves quand leurs camarades de quartier célèbrent une fête chômée au niveau national. Mais sont-ils finalement des mêmes quartiers? Les expat’ s’agglutinent dans des zones résidentielles chics comme Cocody, et ces rues se considèrent à ce point comme des enclaves qu’elles s’organisent autour d’«ilôtiers» chargés de resserrer sans cesse le tissu français. Et on accusera l’Ivoirien de Montreuil de communautarisme, parce qu’il va manger du mafé dans un foyer africain de Paris.
L’expat’ a son dix-huit trous, même quand aucun Ivoirien n’aurait pensé pratiquer le golf. Imagine-t-on un Sénégalais bâtir en pleine campagne française un stade de lutte traditionnelle? L’expat’ a ses associations, ses bars de prédilection, son centre culturel et même ses sites Internet. Il vit souvent dans sa bulle, quand bien même la moitié des résidents français de Côte d’Ivoire est binationale. Le conjoint d’origine ivoirienne est fréquemment phagocyté par le noyau hermétique des expat’.
L’expat’ en Côte d’Ivoire est un ancien colon quand l’immigré à Paris est abusivement qualifié d’«envahisseur» des temps modernes. Gare aux néocolons, mais peut-on se fâcher contre son banquier? S’ils tiennent jalousement les visas Schengen, beaucoup d’expat’ sont aussi les représentants des PTF, les partenaires techniques et financiers. Quant aux 600 sociétés françaises en Côte d’Ivoire, de Bouygues à Bolloré elles forment un empire à elles seules, représentant 30% du PIB ivoirien.
Les pieds à l’étranger, mais l’esprit toujours en Europe, l’expat’ prépare ses vacances pendant onze mois. Peut-être reverra-t-il plus tôt sa Normandie —aux frais de la princesse— si les autochtones se battent pour une paix qui le regarde peu. Surprotégé, l’expat’, dont le sort sera dramatisé à souhait par ses médias qui inondent le continent africain, deviendra progressivement «rassemblé» puis «exfiltré». Si c’est une maladie qui l’assaille, il sera «rapatrié sanitaire». S’il se sent menacé, l’immigré africain, lui, ne pourra compter que sur les carrelages glacés de l’église Saint-Bernard. Imaginerait-on des militaires ivoiriens, équivalents des trouffions de la Force Licorne, patrouiller sur les Champs-Elysées? Même à titre folklorique ils s’y sont refusés le 14 juillet 2010.
Hors conflit, le parent de l’immigré resté au pays mettra un point d’honneur à accueillir l’expat’ mieux que les étrangers de la même couleur de peau que lui. C’est tout juste si le chef de village ne cédera pas son trône à ce curieux visiteur à la tête de margouillat (la tête rouge sur un corps blafard). Cela n’empêchera pas l’expat’, de retour dans la capitale africaine, de glisser dans l’urne un bulletin Le Pen, comme 4,3% des votants à la présidentielle de 2007 au consulat français de Côte d’Ivoire…
Damien Glez est un dessinateur burkinabé. Il dirige le Journal du Jeudi, le plus connu des hebdomadaires satiriques d’Afrique de l’Ouest.
Pour lui répondre, suivez le lien sur son papier. Pour ouvrir le débat sur l’expat péruvien c’est ci dessous dans les commentaires.